Médecine, santé et sociétés
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L'hôpital: « machine à guérir »
Proposition d'un modèle trilogique
« Peut-on affirmer, comme le font certains, que la médecine moderne est individuelle parce qu'elle a pénétré à l'intérieur des relations de marché ? que la médecine moderne, dans la mesure où elle est liée à une économie capitaliste, est une médecine individuelle ou individualiste qui ne connaît que la relation de marché qui unit le médecin au malade et ignore la dimension globale, collective de la société ? »
L'hypothèse Foucault : « Je soutiens qu'avec le capitalisme on n'est pas passé d'une médecine collective à une médecine privée, mais que c'est précisément le contraire qui s'est produit ; le capitalisme, qui se développe à la fin du XVIIIe siècle, a d'abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force productive, de la force de travail. »
Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 3, p. 209-210 (Bibliothèque des sciences humaines, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange, 4 vol.)
Introduction
La médecine, comme objet d'étude en histoire, progresse continuellement. Les domaines d'exploration s'élargissent et notre vision des progrès médicaux se relativisent. L'Institut d'histoire de l'Amérique française a consacré son 51e Congrès annuel, en 1998, au thème : « Médecine, santé et sociétés ». Nous retenons ce thème pour illustrer les rapports entre Médecin, Médecine et Techniques (ou Instruments).
En élaborant ce dossier, le Rond-Point des sciences humaines cherche à mettre en évidence la perspective méthodologique. Dans cette perspective, il faut voir les agents et les acteurs comme faisant partie d'un système de santé qui lui-même est imbriqué dans un système social et qui est, lui aussi, le reflet d'une culture et d'une civilisation. Si, d'un côté, l'objectif d'un système de santé consiste à protéger des populations et à guérir des individus, de l'autre, le système social réclame des prestations de services appropriées et des conditions de vie améliorées. Le problème est donc global. Pour illustrer notre propos, nous présentons un modèle trilogique d'analyse des traitements médicaux. Par exemple, les rapports entre médecin, médecine et techniques (ou instruments) pourraient devenir un modèle trilogique fort intéressant.
Figure 1 - Modèle trilogique d'analyse des traitements médicaux
Ce modèle trilogique d'analyse des traitements médicaux veut mettre en évidence la nécessité d'une approche méthodologique du phénomène. En réalité, ce modèle devrait être utile non seulement pour l'analyse historique, mais aussi pour des études d'évaluation de situation dans des milieux contextualisés. Les concepts de santé, société/population et milieu/temps sont ici des macroconcepts qui encadrent d'une manière diffuse les rapports médecin, médecine et techniques (ou instruments). En d'autres termes, les influences sont nombreuses et diverses, parfois insoupçonnées.
Brèves définitions des concepts :
- Le médecin = le professionnel ou le spécialiste (une personne)
- La médecine = la science, l'art et la pratique (les connaissances, un savoir accumulé)
- Les techniques = les bâtiments, les supports matériels, les équipements utiles à la pratique et tous les moyens instrumentaux adaptés aux maladies (les moyens)
- Les traitements = les manières de soigner un malade et une maladie (les soins de santé)
P.-S. Ce ne sont que quelques idées pour orienter une recherche en histoire de la médecine.
L'usage du modèle trilogique
Le modèle trilogique met en évidence une complexité qui, pour être analysée correctement, nécessite une délimitation des objets et des relations à étudier. Le médecin ou les médecins pourraient être étudiés comme individus ou comme groupe professionnel (formation, association, spécialités, ordre professionnel, etc.). Par ailleurs, les médecins pourraient être vus en rapport avec la santé, la pratique de la médecine, la société et la population, les techniques (ou les instruments), les milieux et le temps. Le même raisonnement pourrait être suivi en relation avec la médecine, les techniques (ou les instruments) et les macroconcepts de santé, de société/population et de milieu/temps.
Dans les rapports société, santé et population, les jeunes chercheuses et chercheurs Chantale Quesney, Jean-Christian Aubry et Lucie Piché ont pu mettre en lumière l'action catholique de l'École sociale populaire du début du XXe siècle, l'Oeuvre des vacances dans les années 1920 et 1930 et l'action de la Jeunesse ouvrière catholique féminine (JOCF) des années 1930 et suivantes au Québec.
Pour l'organisation du système de santé en général, la communication du docteur Georges Desrosiers présente « un bilan historique » de l'évolution de l'organisation de la médecine au Québec. L'exposé a principalement mis en lumière huit caractéristiques du système de santé québécois :
- le financement public ;
- la participation déterminante du gouvernement fédéral au financement et à l'orientation du système ;
- l'accessibilité de l'ensemble de la population à des services de qualité sensiblement égale ;
- le caractère centralisateur du financement et de l'administration au palier provincial ;
- l'effort d'intégration des services sanitaires et sociaux ;
- l'autonomie de la profession médicale ;
- le peu d'intégration des différents établissements du réseau ;
- l'importance de la place accordée à la santé publique.
- conclusion.
« Le système de santé québécois actuel [...] reflète dans ses structures et son fonctionnement les valeurs dominantes de la société canadienne et québécoise, essentiellement la solidarité et la liberté. » Ces deux valeurs sont en conflit et il semble normal qu' « on assiste depuis plusieurs années à un véritable assaut contre le principe de solidarité visant à faire une place de plus en plus grande à la privatisation au nom de la liberté de choix. Ce courant peut-il devenir assez puissant pour mettre en péril le caractère public du financement du système ? » Il semble que la valeur de solidarité est suffisamment enracinée dans la culture québécoise pour que le caractère public du système de santé au Québec demeure à l'aube du prochain millénaire.
Par contre, si l'on tient à mettre en lumière les rapports entre médecin, médecine et techniques (ou instruments), on peut trouver de nombreux sujets actuels qui mériteraient une attention particulière, tel le débat entourant les soins oncologiques au Québec. Et par delà cette question épineuse, les méthodes de fonctionnement de la pratique médicale en milieux hospitaliers. Des études approfondies, même par des historiens (médecins ou autres), pourraient certainement rendre service tant à l'État qu'à la société et à toute la population.
Michel Foucault et la question de la santé
Au sujet des préoccupations philosophico-historiques de Michel Foucault, nous suggérons la lecture de trois conférences données à Rio de Janeiro, en octobre 1974, et marqués par un astérisque (*) ainsi que trois autres textes sur la santé avec l'indication de la date (entre parenthèses) de la première publication de ces documents.
On trouve l'intégral de ces textes dans Dits et écrits 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, vol. 3 (Bibliothèque des sciences humaines, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange, 4 vol.).
Six textes sur la santé
- « La politique de santé au XVIIIe siècle », p. 13-27. In Les Machines à guérir. Aux origines de l'hôpital moderne ; dossiers et documents. (1976)
- « Crise de la médecine ou crise de l'antimédecine ? »*, p. 40-58. Première conférence sur l'histoire de la médecine, Institut de médecine sociale (Rio de Janeiro). (1976)
- « La naissance de la médecine sociale »*, p. 207-228. Deuxième conférence sur l'histoire de la médecine, Institut de médecine sociale (Rio de Janeiro). (1977)
- « L'incorporation de l'hôpital dans la technologie moderne »*, p. 508-521. Conférence prononcée dans le cadre du cours de médecine sociale (Rio de Janeiro). (1978)
- « La politique de la santé au XVIIIe siècle », p. 725-742 (bibliographie, p. 740-742). In Les Machines à guérir. Aux origines de l'hôpital moderne ; dossiers et documents. (Document no 1 révisé en 1979.)
- « Naissance de la biopolitique », p. 818-825. Annuaire du Collège de France, 79e Année, Histoire des systèmes de pensée, année 1978-1979. (1979)
Après la lecture de ces documents, Le Rond-Point constate que Foucault semble suivre une méthode d'analyse qui se rapproche du modèle trilogique proposé ici. Cette heureuse coïncidence pourrait montrer à quel point il est important de relier les phénomènes en sciences humaines plutôt que de les dissocier.
Selon sa méthode d'investigation habituelle, Foucault pose un problème, soit celui de « l'hôpital en tant qu'instrument thérapeutique » qui « devrait être un instrument destiné à guérir le malade ». Puis, sous la forme d'une hypothèse, il formule sa question en ces termes : « À quel moment a-t-on commencé à considérer l'hôpital comme un instrument thérapeutique, c'est-à-dire comme un instrument d'intervention dans la maladie, comme un instrument capable, par lui-même et par chacun de ses effets, de soigner un malade ? (vol. 3, p. 508) » Bref, « l'hôpital doit fonctionner comme une "machine à guérir " », c'est-à-dire comme un « lieu d'opération thérapeutique » (vol. 3, p. 26). Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ?
L'analyse des transformations historiques et de leurs conséquences sur les humains, les populations et les sociétés constitue la pierre angulaire du mode de raisonnement de Foucault. C'est pourquoi il croit, entre autres, « que la réexploration de l'histoire de la médecine que nous pouvons faire » pourrait nous permettre de mieux connaître « le modèle de fonctionnement historique de cette discipline depuis le XVIIIe siècle, pour savoir dans quelle mesure il est possible de le modifier » (vol. 3, p. 57).
Conclusion
Nous souhaiterions que le modèle trilogique proposé ici puisse servir à des recherches en histoire de la médecine. De cette manière, nous croyons que les traitements médicaux et les opérations thérapeutiques pourraient être intégrés dans un cadre général où les concepts de santé, société/population et milieu/temps seraient pris en considération d'un point de vue objectif.
Pour l'heure, il semble que nous sommes en train de passer de la politique de la santé à une biopolitique dont il est difficile de déceler, encore aujourd'hui, toutes ses orientations futures et ses ramifications avec l'environnement social et les populations. Cependant, la biopolitique pourrait nous conduire à l'idée du « gouvernement des hommes » qui pose le problème politique de la population (cf. « Sécurité, territoire et populations », in Annuaire du Collège de France, 78e Année, Histoire des systèmes de pensée, année 1977-1978, 1978, publié dans Dits et écrits, vol. 3, p. 719-723). Ceci dit, le modèle trilogique doit être considéré dans la mouvance du fonctionnement de la société en général : système économique, systèmes d'idées, valeurs et le reste.
Bruno Deshaies
Québec, 9 juillet 1999