Histoire Histoire du Québec (1760 à nos jours) Premiers ministres du Québec


Les premiers ministres du Québec

Texte de Rumilly et brève biographie :

Rumilly, âgé de 73 ans en 1969, répond à certaines questions qui lui sont posées à l'occasion d'une rencontre à sa résidence de ville Saint-Laurent. Il se dit un homme de droite qui a quitté la France gauchiste pour s'établir au Québec le 13 avril 1928. Au cours de l'entrevue, il déclare au journaliste : «Ça ne m'a pas pris cinq minutes pour m'adapter au Canada français.» Trente ans après son arrivée au Québec, Rumilly est celui qui entreprend dans La Patrie (Montréal), le dimanche 2 février 1958, une série d'articles portant sur « Les premiers ministres de la province de Québec. » Dès 1953, un survol de son œuvre monumentale sur l'Histoire de la Province de Québec est publié par le Centre de Psychologie et de Pédagogie sous le même titre (215p.).    

Compte rendu : 

  • Rencontre d'André Major avec Rumilly
  • Exil en Vieille France
  • Une Clic politique
  • Le père du souverainisme
  • La gauche condamnée
  • L'impossible passé
  • « La province de Québec a compté, depuis la Confédération, seize premiers ministres. Il faut avouer que, sauf les plus récents, ils sont, dans l'ensemble, bien oubliés. »

    Robert Rumilly


    Les premiers ministres de la province de Québec (Spécial à la "Patrie", par Robert RUMILLY)

    La province de Québec a compté, depuis la Confédération, seize premiers ministres. Il faut avouer que, sauf les plus récents, ils sont, dans l'ensemble, bien oubliés. Presque personne ne pourrait en réciter la liste. Et c'est injuste puisque ces hommes ont été d'excellents serviteurs de la province, et qu'ils ont non seulement présidé mais contribué à son développement.

    Songez qu'en 1867 la population de la province était d'un million d'âmes, et son budget d'un million et demi, en chiffres ronds.

    La province, rurale dans la proportion de 85 pour cent, ne comptait qu'une seule industrie d'envergure: l'exploitation forestière. Ces chiffres donnent une idée de la transformation qui s'est opérée depuis quatre-vingt-dix ans.

    Il vaut la peine de connaître, au moins succinctement, les seize hommes qui ont eu le grand honneur de présider à cette transformation. Si nous mettons de côté M. Duplessis, qui gouverne encore, et son prédécesseur immédiat, M. Godbout, dont le règne est tout récent, il reste quatorze premiers ministres dont il paraît opportun de rappeler le souvenir.



    Compte rendu d'une rencontre d'André Major avec Robert Rumilly.

    Deux récents ouvrages de Robert Rumilly, deux monographies ("Histoire de Saint-Laurent", chez Beauchemin, et "Cent ans d'éducation - Le Collège Notre-Dame", chez Fides), sont peut-être l'occasion de le rencontrer pour connaître davantage le fond de sa pensée. Pour moi, comme pour la plupart de ceux qui ont entendu parler de lui, il représente l'historien engagé, le chroniqueur partisan, l'homme de droite qui n'a pas honte de ses idées et qui les défend obstinément, leur demeurant fidèle, quitte à méconnaître la nature profonde des événements qui ont bouleversé notre monde. À ma connaissance, il est le seul à affirmer, ici en tout cas, qu'il est de droite, qu'il l'a toujours été et que là est son honneur.

    Il n'est sans doute pas tout à fait inutile de rappeler quelques détails biographiques. Né le 23 octobre 1897 à Fort-de-France, en Martinique, Robert Rumilly a fait ses études à Paris. Il a donc à l'heure qu'il est, dans sa grande et paisible maison de Ville Saint-Laurent, par une journée grise qui nous fait désespérer de la neige, soixante-seize ans, ce qui n'est pas encore pour ce travailleur acharné l'âge de la retraite. "Même le jour de Noël je serai à ma table (Elle est grande; il y étale sa documentation dont il fait ensuite la synthèse), et je travaillerai comme d'habitude." [ retour ]


    Exil en Vieille France

    Il a une tête d'oiseau et un corps de panthère, des lèvres minces, des membres longs, un habit à l'européenne très ample. Il évoque les raisons de son exil : "Il y a deux sortes d'immigration, une immigration que je qualifierais d'alimentaire et une immigration idéologique. La mienne était de dernier ordre. J'ai toujours été de droite, j'ai même été un partisan de l'Action française, qui était un milieu de gens intelligents, propres et actifs. C'est d'ailleurs là que j'ai connu ma femme. Nous avons quand même réussi à imposer le culte de Jeanne d'Arc, chose qui est devenue chose officielle. Vous avez entendu parler de l'évasion de Léon Daudet? J'y ai participé. Nous avons fait les choses très gentiment (...) Et Daudet, qui avait plus de talent encore que son père, s'est réfugié en Belgique où il a écrit une bonne partie de son oeuvre. Je suis donc resté imprégné de ce milieu. Mais après la condamnation du Vatican, les gens de l'Action française étaient brimés. La vie devenait difficile. Nous avons pensé, ma femme et moi, pouvoir trouver un pays plus accueillant. Le Canada avait l'avantage de ressembler à la vieille France tout en ayant un caractère américain dont le dynamisme me souriait.

    "Je suis arrivé à Montréal le 13 avril 1928 (Rumilly a une mémoire fabuleuse; les dates, les noms, les événements lui reviennent à l'esprit avec une précision si grande que son récit n'est jamais interrompu par des hésitations ou des blancs de mémoire). Je montais la rue Saint-Denis quand j'ai aperçu une librairie qui portait le nom de l'Action française. Je vais voir, croyant qu'il s'agissait d'une succursale de l'Action française dont j'avais été membre. C'est ainsi que j'ai rencontré Albert Lévesque, le père de Raymond, et il m'a invité chez lui à rencontrer des écrivains. Il y avait Harry Bernard, Jovette Bernier et plusieurs autres. Comme je m'étais frotté au milieu littéraire français, on me faisait parler des écrivains dont la réputation commençait à être importante, les Mauriac, Gide, Bernanos. Lévesque m'a alors proposé d'écrire sur eux un livre qu'il a publié en 1931. Par la suite, j'ai toujours écrit des ouvrages historiques.

    "Ça ne m'a pas pris cinq minutes pour m'adapter au Canada français. J'étais comme chez moi. J'ai travaillé au "Petit Journal", et à ce moment-là tout le monde parlait de Laurier, l'idole des Canadiens français, chose étonnante puisqu'il avait dû, pour devenir premier ministre, jouer le jeu des Anglais, mais je voulais lire une biographie de lui. Elle n'existait pas. J'ai alors décidé de l'écrire. Un Français de passage ici a remporté mon manuscrit chez Flammarion qui l'a édité, non parce qu'il avait une grande valeur mais parce qu'on voulait faire quelque chose pour les Canadiens français. René Doumic, qui était le grand manitou de l'Académie française, l'a même préfacé. "La Presse", qui était libérale et vouait un grand culte à Laurier, lui a fait un sort que l'ouvrage ne justifiait pas, à mon avis. Mais c'est, si vous voulez, ce succès qui m'a porté à m'intéresser de plus en plus aux personnages historiques, en cherchant toujours à évoquer leur milieu pour mieux les situer. Et j'ai écrit de nombreuses biographies : Mercier, Mgr Laflèche, le Frère Marie-Victorin, et j'en passe. Ensuite, après avoir écrit plusieurs monographies sur les Franco-Américains, sur les Acadiens, par exemple, j'ai cru qu'il fallait aborder un tout, et j'ai commencé cette "Histoire de la Province de Québec" qui a quarante et un tomes, et qui se termine en 1945".

    Mais pourquoi ne pas continuer? Est-ce la proximité des événements qui rend l'entreprise plus difficile? "Je tenais, répond Rumilly, à me rendre jusqu'à la fin de la guerre parce que les guerres mettent à nu des conflits, des antagonismes qui sont latents et voilés en temps de paix. Les périodes de crise exacerbent les tensions et sont par conséquent très riches sur le plan historique." Il prépare actuellement une "Histoire de Montréal" dont le premier tome paraîtra au printemps chez Fides. Il achève la rédaction du deuxième tome qui sera suivi d'un ou de deux autres volumes.[ retour ]


    Une Clic politique

    - Dans votre Histoire, c'est la politique qui joue le premier rôle.

    - Tout aboutit à la politique, de nos jours. Je tente de relier les événements d'ordres différents pour reconstituer ensuite la vie d'un ensemble, ville, peuple ou pays. Si je me suis fait faire une grande table, c'est justement pour pouvoir examiner, selon l'ordre chronologique ces événements qui finissent par se rejoindre. La politique est un confluent. Les universités demandent à l'État de les subventionner et dépendent de lui. Au début de notre histoire, il n'y a que des paroisses et des curés. À mesure qu'on avance, vers l'époque de la Confédération mais surtout après, la politique seule compte. La vie économique apparaît très tard, et encore dépend-elle de la politique.

    - On a fait de vous l'historien de l'Union Nationale, l'ami de Duplessis. C'était sans doute le souci de l'autonomie qui vous a rapproché de lui.

    - C'est en effet l'autonomie provinciale qui m'a fait connaître Duplessis, mais par un hasard que je vous explique. J'étais fonctionnaire à Ottawa durant la guerre, et je voyais très bien le danger extrême d'une centralisation qui avait la puissance d'un rouleau compresseur. J'avais parlé de tout cela avec Sasseville Roy, député conservateur indépendant à Ottawa, et qui était un ami de Duplessis. Un jour, Duplessis me téléphone pour m'inviter à le rencontrer. C'était pour me dire que le gouvernement pensait exactement comme moi. Je l'ai peu connu, contrairement à ce qu'on a dit. Il n'était pas nationaliste, je l'étais, mais il aimait son peuple et voulait l'aider. Les jeunes nationalistes l'oublient aujourd'hui. C'était un animal politique qui sentait le danger que le Québec courait à ce moment-là. N'oubliez pas que tout le monde, à commencer par l'opposition libérale qui a changé son fusil d'épaule depuis, s'opposait à l'autonomie et favorisait la centralisation. J'ai donné à la radio des causeries pour prôner l'autonomie que défendait Duplessis de son côté. Il a bloqué la marche d'Ottawa, et René Chaloult, dans ses Mémoires, même s'il ne l'aime pas beaucoup, lui rend hommage et reconnaît son mérite.[ retour ]


    Le père du souverainisme

    Ce n'est pas tant son Histoire qu'on conteste que ses prises de positions dans certains écrits de combat. Citons, par exemple, "L'infiltration gauchiste au Canada français" ou plus récemment, "Quel monde!", pamphlet contre le communisme, le socialisme et même le séparatisme. À ce sujet, Rumilly en a beaucoup à dire, d'abord que c'est son engagement politique qui lui a valu un nombre considérable d'ennemis, et ensuite que ceux-ci lui refusent tout mérite d'historien : "J'ai écrit quelques livres de combat dans lesquels je soutenais la politique duplessiste, c'est vrai, et je vous ai dit pourquoi. Ceux-là mis à part, on peut me lire sans pouvoir deviner quelles sont mes positions idéologiques. Si je n'avais pas pris parti, on ne mettrait pas en doute la valeur de mes travaux. Le chanoine Groulx avait des ennemis, mais au cours des dernières années de sa vie il n'a pas pris part aux débats publics, et à sa mort, vous avez entendu tout un concert de louanges et d'hommages! Mes adversaires ont réduit mon information aux journaux. Si j'utilise tant les journaux, en particulier les journaux d'opinions, c'est qu'il s'y trouve une matière proprement historique. Et c'est injuste de me le reprocher, d'autant plus que ce n'est pas mon unique source de documentation, mais j'évite de surcharger mon récit de notes et de références, ce qui ne veut pas dire que je néglige les sources importantes. J'ai eu en mains les papiers de tous les premiers ministres, sauf ceux de Lesage. Et depuis le temps que j'écris, depuis quarante ans, j'ai eu l'occasion de consulter des hommes qui avaient vécu bien avant moi les événements qui m'intéressaient. J'ai eu, comme personne, je crois, des entrevues fréquentes avec tout ce qui a compté dans la vie publique d'ici."

    La question qu'on a toujours envie de poser à un historien, c'est celle qui concerne, bien sûr, la nature de son travail. L'Histoire est-elle une science? "Ce n'est pas exactement une science. Tous les faits sont vécus par des hommes. Elle est donc une résurrection des morts. Elle est un art humain, un art de reconstitution qui doit néanmoins s'appuyer sur une solide documentation dont il est nécessaire de vérifier l'exactitude, mais il est rare que les documents soient falsifiés." Pour revenir aux écrits de combat, parlons un peu du problème national auquel l'historien a consacré, en 1962, une étude. "J'avais à ce moment-là un peu la position de Lévesque. Je pensais que l'autonomie n'allait pas sans une sorte de fédération d'ordre économique." Et ce qu'on ignore peut-être, c'est que vers les années 55-56, Rumilly recevait chez lui des jeunes gens qui allaient devenir les chefs de file des mouvements souverainistes, Raymond Barbeau, par exemple, et André Dagenais. Ces nationalistes avaient créé un Centre d'information nationale qui avait publié un Manifeste que j'ai sous les yeux. On y parlait d'un Québec, État national des Canadiens français de pleine souveraineté et de réforme constitutionnelle. Sur le plan social, et ici c'est peut-être le moment de bien ouvrir les yeux, le Centre entendait étudier "la possibilité d'une réorganisation corporatiste de l'économie nationale, selon les principes de la doctrine sociale de l'Église".[ retour ]


    La gauche condamnée

    Par la suite, Raymond Barbeau fondait l'Alliance laurentienne,premier mouvement souverainiste mais inspiré par une pensée de droite ou, si vous préférez, réactionnaire. "À ce moment-là, me rappelle Rumilly, toute la gauche condamnait le nationalisme, jusqu'au moment où des gens comme Bourgault et Chaput lancent un mouvement plus à gauche, le Rassemblement pour l'Indépendance Nationale, dont se sont emparés des gauchistes jusque là opposés à toute idée nationale. Je ne sais pas ce que vous pensez, mais pour moi c'est assez clair : ces gens-là avaient reçu l'ordre de prendre la tête des mouvements nationalistes. Et aujourd'hui les voilà plus nationalistes que nous." Ce que je pense ne compte pas ici, mais je me sens tenu de préciser que la gauche québécoise a tardé à prendre conscience du problème national dans la mesure exacte où elle craignait de confondre sa propre cause avec celle du nationalisme réactionnaire. L'évolution de la gauche, on peut la comprendre à travers l'expérience personnelle de la plupart des combattants d'aujourd'hui. Ou bien nous étions nationalistes et cela nous a conduit au socialisme, ou bien nous étions socialistes et nous avons senti que le socialisme devait nécessairement s'incarner dans la réalité nationale. Mais M. Rumilly ne croit pas à ce genre de coïncidence, et il préfère expliquer les choses par une obscure intervention extérieure. Ce qui nous amène à parler d'un autre écrit, "L'infiltration gauchiste au Canada français" qui a disparu du marché : "Dans ce livre, je dénonçais les Canadiens français, des gens comme Laurendeau, Gagnon, qui allaient chercher en France des idées de gauche, qui étaient, à mon avis, très néfastes pour nous. Ce sont eux qui se sont emparés du mouvement nationaliste après l'avoir combattu avec acharnement. Au moment de la parution de mon livre, ce n'était pas chose faite, mais ça se sentait, c'était dans l'air." [ retour ]


    L'impossible passé

    Je n'ai pas à juger un homme qui exprime aussi franchement des idées qui ne lui amèneront certainement pas des admirateurs, mais l'impression que j'ai en l'écoutant, c'est que par fidélité à des valeurs du passé il en est venu à préférer un ordre qu'au fond il méprise plutôt que de céder à la pression d'une idéologie dont il a horreur. C'était d'ailleurs le tragique de Mauréas [Maurras], dont une photo est affichée sur l'un des murs de la maison de Rumilly, que d'être coincé en quelque sorte entre la démocratie bourgeoise et la dictature communiste. Au lieu de proposer un socialisme démocratique, il a choisi de lutter pour un ordre impossible, un ordre du passé dont la seule vertu aurait été de concilier le particulier et le général, le national et le régional, le bien commun et la raison d'État, dans un équilibre toujours menacé. Rumilly appartient donc à une race d'esprits qui, par dégoût du communisme, justifient toutes les formes d'autorités qui les en éloignent.

    S'il continue, à son âge, d'écrire des monographies comme celles qu'il vient de publier, c'est parce qu'on le lui demande et que c'est, après tout, son métier. "Ce sont, dit-il, des exercices intellectuels qui, au départ, ne sont pas alléchants mais qui finissent par m'attacher parce que je trouve dans l'histoire de Saint-Laurent des documents qui m'aident à poursuivre l'étude sur Montréal, qui sera très considérable. Et puis j'ai un peu l'impression de continuer ma vie d'étudiant." De toutes ses recherches, de quarante années de labeur et de fouilles, on doit retenir quelque chose, une impression général, une leçon. "Dans toute notre histoire, il y a une constante, et c'est notre condition de minoritaires. On voit, d'autre part, le nationalisme changer de forme. Du temps de Bourassa, on parlait de l'indépendance du Canada par rapport à l'Angleterre, de l'impérialisme anglais. Maintenant, que ce combat n'a plus de sens, le nationalisme s'est tourné vers le Québec tout en conservant un certain fond de sa première forme. On voit qu'il est très difficile de faire coexister deux races fières, mais ce n'est pas impossible. Et ne serait-ce qu'à cause du grand rôle que les Anglais ont joué au Québec, il faudrait leur reconnaître des droits particuliers."

    Je quitte la panthère à tête d'oiseau, le fantôme d'un passé qui n'a pas cessé de vivre en lui, et je mesure toute la distance qui peut séparer deux esprits, l'énorme distance qui rend incompréhensible la raison qu'un autre a de vivre. [ retour ]


    SOURCE :  RUMILLY / HISTOIRE / CLEF DES SONGES par André Major dans Le Devoir, samedi, 27 décembre 1969, p. 9.

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