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Moyens et objectifs politiques du gouvernement Chauveau
Le défi majeur du gouvernement Chauveau concerne le bien-être social et économique de la population québécoise en général. Si, à cette époque, les questions agricoles ont beaucoup d'importance, le problème de la migration vers les villes et l'émigration aux États-Unis soulèvent de très sérieuses inquiétudes. La grande question, au fond, est de savoir comment il sera possible de maintenir la population sur son territoire et de profiter de l'immigration européenne. Sauf que, compte tenu de l'exiguïté des revenus provinciaux et de la dette provinciale, on peut dire que le gouvernement Chauveau ne craignait pas les dépenses et qu'il désirait pratiquer une politique progressiste. Cependant, il était conscient de ses limites : on le voit d'ailleurs dans le Rapport du comité sur l'agriculture, l'immigration et la colonisation (68-71). Les ressources financières du gouvernement provincial manquent, la population émigre, les capitaux étrangers ne viennent pas, l'attraction économique des États-Unis prend de plus en plus d'importance et l'agriculture intéresse de moins en moins la jeunesse rurale qui se cherche de nouveaux emplois dans les villes, soit vers Montréal, mais sûrement vers certaines villes américaines de la Nouvelle-Angleterre, si bien qu'à la fin la situation devient alarmante. Il faut réagir : mais comment ?
· Favoriser une politique de colonisation
Durant la première session, le gouvernement est en quête d'une politique réaliste de colonisation. Il espère faire adopter des mesures qui permettraient de donner un coup de pouce au développement économique. Dans cette veine, il entrevoit « d'encourager l'établissement de nos terres incultes », comme on aimait le dire à l'époque. La promotion de l'agriculture est à l'honneur ; c'est, idéologiquement, le grand espoir des classes dirigeantes. Dunkin n'échappe pas à l'influence de ce courant. On le voit donc exprimer à la fin de son discours un coup de bravoure en faveur de l'établissement des terres incultes (sans qu'il ne tombe complètement dans l'exagération « agriculturiste »).
Mais nous espérons, déclare-t-il, que les membres de cette Chambre, après mûres délibérations et une étude attentive de la mesure [proposée par le Premier ministre en vue d'« encourager l'établissement de nos terres incultes »], qu'à une autre session nous serons en mesure de faire beaucoup plus pour attirer notre population à s'établir sur les terres à défricher.
Croyez-moi, si notre population sait que le gouvernement ou la Législature de la Province est bien disposé ou préparé à ouvrir des chemins de colonisation, à aider à la construction des ponts ainsi qu'à entreprendre d'autres travaux nécessaires pour l'établissement des colons, de rendre plus attrayant les terres à défricher dans la mesure de ses capacités et aussi de développer nos systèmes municipaux et scolaires de manière à les rendre opérationnels et attrayants, en ce que cas il y aura un élan donné au peuplement du pays, tel qu'on ne l'aura encore jamais vu. L'état de développement de notre pays a été suffisamment rapide. Si la colonisation est encouragée, comme je le crois, alors dans les prochaines années elle sera nettement plus développée qu'aujourd'hui (108).
En vue de contrer l'émigration aux États-Unis, le gouvernement Chauveau est à la recherche d'une politique de colonisation. Dès la première session, le gouvernement prévoit faire adopter des mesures relatives à l'instruction agricole, à l'encouragement de la colonisation, à la création de sociétés d'agriculture, à la construction de chemins de colonisation ainsi qu'à la vente de terres et à la coupe de bois5. Toutefois, le menu législatif est suspendu aux conclusions du rapport du comité sur l'agriculture, l'immigration et la colonisation que le premier ministre préside lui-même. Or le rapport ne sera remis à l'Assemblée que deux jours seulement avant la fin de la session6.
· Contribuer financièrement à la politique de colonisation
Il va de soi qu'un pareil rêve de politique de colonisation ne pouvait se réaliser sans l'adoption d'une politique financière qui procurerait à la province les revenus nécessaires à sa mise en application. Les sociétés d'agriculture, les chemins de colonisation, l'instruction agricole et quoi d'autres encore augmenteraient les dépenses du gouvernement provincial. Or, dans les circonstances, avec la partie de la dette du Canada sous l'Union qui doit revenir à la province de Québec, « il ne serait pas prudent de soumettre à la Législature aucune mesure importante et entraînant des dépenses considérables » (cf. le Discours du trône, [22]). Le gouvernement Chauveau prévoyait donc, dès le début de la session, une contribution modeste à l'effort de colonisation.
Pour financer la politique de colonisation du gouvernement, le trésorier suppute la récupération de 1 400 000 $ dus pour des terres vendues jadis par le gouvernement7. Pour ce faire, Dunkin annonce « une politique visant à recouvrir le meilleur des revenus provenant des terres de la Couronne de la meilleure façon et aussi rapidement et facilement que possible » (105-106). L'argent ainsi récupéré sur les terres déjà vendues et les revenus provenant des nouvelles terres achetées seront affectés
promptement et énergiquement, souligne le trésorier, de manière à activer au maximum la construction des chemins de colonisation et à promouvoir le développement du pays et l'immigration tout autant que le développement de notre agriculture et de nos autres ressources au maximum de nos capacités. Les revenus que j'anticipe à cet égard seront dévolus à ce genre de mesures. Ainsi, le niveau de développement du pays sous l'impulsion de pareilles politiques sera extraordinaire (106).
Mais d'abord, « notre première préoccupation consiste à accroître notre agriculture, alimenter nos échanges commerciaux et nos affaires, de même qu'à encourager nos différents secteurs industriels et inviter le peuple à vivre ensemble, à espérer, à croire et à se battre tous ensemble, les uns pour les autres » (108). Alors, probablement, dans un avenir rapproché « cette Province deviendra un pays producteur extraordinaire » (108). Espoir des hommes politiques ; espoir aussi de la nation.
· Promouvoir l'enseignement agricole
Dans l'immédiat, la seule politique réalisable pour le gouvernement provincial consiste à répandre l'enseignement agricole. Par exemple, l'idée que la meilleure chose à faire pour un jeune est de devenir autre chose qu'un agriculteur doit être combattue. « [] Il y a réellement un danger social, admet Dunkin, en poussant tous nos gens, à demi-instruits à d'autres fins que celles de l'agriculture. [] La hache doit donc frapper à la racine du mal. Nous sommes parvenus à donner quelque chose d'un caractère agricole à l'éducation de ce pays. [] Il y a encore beaucoup à apprendre au peuple touchant l'agriculture (103-104) ». Le caractère de l'économie québécoise nous impose cette politique. Et même si l'économie agricole se transformait, il ne nous faudrait pas moins encore des agriculteurs. Dunkin, comme les autres, serine le même refrain officiel.
Nous pouvons dans ce pays avoir autant de cultivateurs qu'il peut en contenir, mais on ne peut pas avoir plus d'un certain nombre de commerçants et d'artisans, à moins de changer considérablement le caractère distinctif de notre pays, au point de vue manufacturier et des intérêts industriels ; tournez la difficulté comme vous le voudrez, il vous faudra toujours avouer que le premier besoin est celui d'agriculteurs. Pour l'heure, tout notre enseignement tend à vouloir inculquer dans l'esprit de la jeunesse qu'il y a mieux à faire que de devenir un agriculteur ! [] L'important maintenant est de répandre des idées saines sur l'agriculture, tout en encourageant les autres industries (103-104).
Nous nageons vraiment dans l'idéologie « agriculturiste » qui a dominé la seconde partie du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Cette surestimation de l'un des secteurs du développement socio-économique entraîne, en revanche, une sous-estimation des autres facteurs qui participent au développement intégral d'une société8.
· Développer le secteur industriel
L'insistance mise sur le développement agricole de la province ne cache pas l'autre réalité : le retard de son développement industriel. Mais comment parvenir à transformer la situation lorsque les revenus du gouvernement provincial s'élèvent à 1 535 800 $ et les dépenses à 1 183 200 $ pour une population de 1 150 000 âmes (110-112). Les dépenses per capita atteignent un peu plus d'un dollar tandis que la dette répartie sur toute la population donne près de cinq dollars per capita. Donc, ce qui fait cruellement défaut dans la province de Québec (ainsi qu'au Canada tout entier), c'est une population considérable et des capitaux : deux facteurs importants qui expliquent la lenteur du développement du Québec et du Canada comparativement à celui des États-Unis.
Le gouvernement du Québec est impuissant en face de ce défi. L'émigration aux États-Unis continuera à en être le symptôme9. L'inquiétude est grande et les moyens sont très limités10. Les deux niveaux de gouvernements vivent dans l'embarras concernant cette infériorité économique de voisinage. Un aperçu du budget de 1867-1868 nous montrera à quel point la province de Québec était faible et dépendante financièrement du gouvernement fédéral.
5 Voir Bruno Deshaies, « Deux législatures provinciales », 1961, p. 67-86.
7 Il précise que le gouvernement ne veut pas « percevoir ces arrérages dans le but d'augmenter par la suite le revenu général, de payer des salaires et d'encourager des extravagances. Nous approuvons une politique juste et libérale pour ce qui concerne le colon. (106) »
8 Voir Michel Brunet, « Trois dominantes de la pensée canadienne-française : l'agriculturisme, l'anti-étatisme et le messianisme », in La présence anglaise et les Canadiens. Études sur l'histoire et la pensée des deux Canadas, Montréal, Beauchemin, 1958, p. 113-166. Pour une approche théorique et sociologique de la question, il faut consulter Maurice Séguin, Les Normes, notes polycopiées, Université de Montréal, Département d'histoire, cours HC. 480, 1965-1966, chapitre deuxième : « Dynamique intégrale (interne) de la société », p. 18-24. Il existe une édition imprimée des Normes par Robert Comeau, éd., Maurice Séguin, historien du pays Québécois vu par ses contemporains, Montréal, VLB Éditeur, 1987. Sur la notion de « développement économique intégral », voir le point de vue de Maurice Séguin à l'annexe iv.
9 Cette américanité, les québécoises et les québécois n'ont pas besoin d'une explication bien longue pour la comprendre. Elle coule de source. L'attraction américaine est très forte; pour plus d'un d'entre nous, beaucoup ont connu des parents qui ont « traversé » la frontière pour aller travailler dans des factories ou dans des plans en vue d'assurer leur gagne-pain et permettre, de cette manière, à leurs parents exilés avec eux ou demeurant sur les terres « en Canada » à pouvoir continuer à gagner leur vie. Il n'y avait rien d'idyllique ou d'une crise d'identité là-dedans : c'était le primo vivare.
10 Une élite analyse le sort des francophones en Amérique du Nord sans toutefois parvenir à comprendre le drame de la subordination canadienne-française dans le grand tout canadien qui a été confirmé en 1840, puis complété par 1867. Elle craint plutôt les moeurs et la puissance économique de nos voisins américains et se réjouit de la distanciation de notre culture par rapport aux « vieux pays ». La conquête, le changement d'empire, l'oppression, l'annexion et le reste, que cela ne tienne ! le sujet canadien-français, devenu québécois, est libre de toutes ces entraves, c'est plutôt sa démission devant le veau d'or américain qui soulève bien des passions. Les images d'Épinal abondent. Malheureusement, de nombreux analystes prennent le discours imaginaire sur un plan concret. L'américanité - au ras du sol - consiste finalement à gagner sa vie. Pendant ce temps, la population canadienne-française pense régler son problème en émigrant aux États-Unis, cela à une certaine époque ; beaucoup plus tard, des chercheurs se mettent à rationaliser sur notre passé canadien-français en développant un discours scientifique fondé sur la nouvelle (?) histoire sociale qui balaie allègrement les acquis historiques fondamentaux des années 1950 et 1960. Présentement, ils anticipent de trouver des explications historiques dans des « imaginaires collectifs ».