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Auteur Écrits Comptes rendus La misère du monde
La misère du monde
La publication de ce livre a exigé trois années de travail sous la direction de Pierre Bourdieu avec la collaboration de vingt-trois enquêteurs qui se sont spécialisés dans un type critique d'entrevue sociologique. L'essentiel de cet effort d'enquête a consisté à « rendre public des propos privés » (p. 7). D'où l'importance de la présentation de la méthodologie du travail d'enquête sociologique par Pierre Bourdieu sous le titre « Comprendre » (p. 903-939). En plus, un texte intitulé « Au lecteur » explique la démarche d'enquête et le mode de production des résultats de cette « entreprise d'objectivation participante » (voir les p. 7-8) . Finalement, un index du livre et un index des collaborateurs ainsi qu'une table des matières détaillées et un post-scriptum complètent l'ouvrage (p. 941-944).
D'entrée de jeu, Pierre Bourdieu écrit : « Nous livrons ici les témoignages que des hommes et des femmes nous ont confiés à propos de leur existence et de leur difficulté d'exister. (« Au lecteur », p. 7) » Ces témoignages, ils ont été systématiquement colligés par une équipe de chercheurs-enquêteurs formée autour de Pierre Bourdieu.
Au plan méthodologique, la technique d'enquête a été celle de l'entretien en profondeur. Ces entretiens ont suivi une certaine méthode d'interrogation et d'écoute, de telle manière à ce que « l'enquêteur contribue à créer les conditions de l'apparition d'un discours extra-ordinaire [sic], qui aurait pu ne jamais être tenu, et qui, pourtant, était déjà là, attendant ses conditions d'actualisation » (p. 914). Dans l'article intitulé « Comprendre », Pierre Bourdieu expose et explique les raisons du style d'enquête qui a été menée. « On a donc essayé d'instaurer, écrit Bourdieu, une relation d'écoute active et méthodique, aussi éloignée du pur laisser-faire de l'entretien non directif que du dirigisme du questionnaire. (p. 906) » En ce sens, ce livre peut être considéré comme une protestation catégorique contre le style des enquêtes administratives fondées sur l'interrogatoire bureaucratique qui par «l'alternance de questions frivoles ou dérisoires... confère à l'entretien une violence d'autant plus insoutenable, parfois, qu'elle est exercée en toute innocence, avec la bonne conscience de celui qui a pour lui la double légitimité de l'ordre scientifique et de l'ordre moral » (p. 927). Par conséquent, ce livre est à la fois une réponse à tous ces « travailleurs sociaux » à la solde de l'État et une leçon à tous ces chercheurs qui se confinent à appliquer de vieux principes méthodologiques issus du « rêve positiviste d'une parfaite innocence épistémologique » (p. 905).
Pour ce qui est de l'éventail social, les entretiens ont été conduits auprès de toutes les couches de la société : du magistrat au policier, de la famille ouvrière au professeur d'école, des habitants d'une ZUP [« zone urbaine prioritaire »] à la femme d'un flic, de la vie dans un ghetto noir américain à l'interrogatoire d'un couple de clochards, d'un physicien normalien à une étudiante d'origine marocaine, etc. Sur le plan technique, chaque entretien est précédé d'un court texte qui présente la situation générale, la ou les personnes interviewées, l'atmosphère du déroulement de l'entretien et la description des lieux lorsque cela est jugé nécessaire. La transcription minutieuse de l'entrevue suit immédiatement.
Sur le plan politique, la richesse des informations sociologiques contenues dans le discours des interviewés dépasse l'anecdotique, le sensationnalisme ou l'éphémère pour rejoindre le récit, la nouvelle ou la chronique sur des sujets aussi variés que la vision médiatique, l'Amérique comme utopie à l'envers, le désarroi devant l'État, le désenchantement face à l'école, etc. Tout ce travail, finalement, pour mieux comprendre la vie des gens dans leurs activités quotidiennes, leurs évolutions personnelles, mais surtout les raisons pour lesquelles ils sont ce qu'ils sont et font ce qu'ils font. Ce sont autant de témoignages riches qui rejoignent le politique au plus haut niveau des valeurs démocratiques d'une société. L'action politique qui repose sur l'usage abusif des sondages s'enferme dans un discours étranger aux réalités sociologiques profondes du monde. Les malheurs des gens échappent complètement à ce type de technique d'enquête.
Ouvrage précieux de réflexions tant au plan méthodologique que sociologique et politique. La misère du monde, à lire sans faute par les décideurs et les travailleurs sociaux québécois.
Bruno Deshaies
16 février 1994
Version légèrement remaniée: 28 janvier 1998; 11 août 1999
N .B. Une version légèrement différente a été publiée dans la revue Nuit Blanche / Le magazine du livre, no 56 (juin-juillet-août 1994), p. 36.
NOTE:
- D'un point de vue méthodologique, nous invitons le lecteur à lire le chapitre 8 : « Les techniques scientifiques d'enquête » in Bruno Deshaies, Méthodologie de la recherche en sciences humaines, Laval, Beauchemin, 1992.
- Sur les processus de communication, nous recommandons la lecture de David K. Berlo, The Process of Communication, Toronto, Holt, Rinehart and Winston, 1960, vii + 318 p.
- Consulter l'article intéressant d'Edgar Morin dans Sociologie, Paris, Fayard, 1984 : « L'interview dans les sciences sociales et à la radio-télévision », p. 181-197.
SOURCE : Pierre Bourdieu, dir., La misère du monde. Paris, Seuil, 1993, 956 p., (coll. « Libre examen »).